Machine de dialyse pour traitement des maladies rénales

In Memoriam

Charles MION

Professeur, Membre fondateur, Président honoraire

A Marie Béziat dite « Mimi » (28 février 1928-28 mars 2020)

Samedi 28 mars

Samedi 28 mars : j’apprends par Jacqueline, sa fille, que Madame Marie Béziat vient de mourir chez elle entourée de ses enfants. Son décès à 92 ans n’a heureusement rien à voir avec le coronavirus : depuis quelques mois, son insuffisance cardiaque ancienne s’est aggravée et l’a emportée.

Pourquoi évoquer pour vous cette humble femme que plus personne ne connaît à l’AIDER depuis des décennies ? Tout simplement parce qu’avec sa disparition s’éteint la dernière actrice de l’installation à Bolquère (Pyrénées Orientales), en août 1968, du premier patient ayant accepté le risque de l’hémodialyse à domicile en Languedoc-Roussillon : Robert Béziat, son époux.

La mort de cette dame, la plus humble des épouses de malade que j’ai connues tout au long de ma carrière, éveille en moi des souvenirs lointains mais très vivaces (effet de mon âge ?) qui, me semble-t-il, méritent d’être contés.

Avant d’entrer dans ce récit, je voudrais évoquer le contexte historique : tout cela se passait il y a 50 ans ! J’avais alors 35 ans et abandonnant mon orientation rhumatologique initiale, je me tournais vers le professeur Jacques Mirouze, chef du Service des Maladies Métaboliques et Endocriniennes, qui était aussi responsable du secteur de dialyse aigüe dans le service d’urologie et qui avait conduit au Maroc une équipe avec le rein artificiel dit de Necker pour porter secours aux victimes du séisme d’Agadir en février 1960. Mon nouveau « patron » m’orienta d’emblée vers le traitement de l’urémie terminale par la dialyse et me demanda en août 1962 d’aller me former auprès de l’initiateur de la méthode, le professeur Belding H. Scribner aux Etats-Unis, inventeur du shunt artério-veineux qui permettait la répétition à long terme des séances de dialyse. J’arrivais à Seattle le 22 novembre 1962 pour un stage prévu pour trois mois. A la Noël 1962, Scribner m’invita chez lui à déjeuner et me proposa au dessert une « fellowship » (bourse d’étude) de 500 dollars par mois qui me permit de faire venir mon épouse et notre fils et de prolonger mon séjour jusqu’en mai 1964 !

Cette durée inattendue de mon stage de formation eut pour résultats trois faits décisifs pour le développement ultérieur de notre programme à Montpellier :

 

  • Maîtriser la technique d’hémodialyse appliquée aux insuffisants rénaux chroniques et bien assimiler la notion de « poids sec » comme facteur essentiel pour prévenir l’hypertension du patient dialysé ;
  • Découvrir la pratique de la dialyse péritonéale, dont Fred S.T. Boen évaluait le potentiel comme traitement à long terme de l’insuffisance rénale;
  • Apporter la preuve que l’acétate pouvait être utilisé en remplacement du bicarbonate dans la préparation des solutions électrolytiques concentrées pour la préparation du dialysat. J’avais publié ce travail en avril 1964 à Chicago devant la Société Américaine des Organes Internes Artificiels (ASAIO), publication qui me valut une notoriété inattendue.

 

Ce dernier point répondait à une attente de Scribner et d’Albert Babb, professeur d’ingénierie, qui cherchaient à mettre au point un générateur individuel pour l’hémodialyse à domicile, technique qui était envisagée comme la solution d’avenir pour répondre aux besoins de la population à traiter (vision optimiste que l’histoire ultérieure ne confirmera pas !). La difficulté technique était liée au type de pompe disponible sur le marché pour diluer un soluté électrolytique concentré. La seule pompe disponible comportait deux corps de pompe, un pour l’eau (35 à 40 volumes) et un pour le concentré (un volume). Le concentré électrolytique unique à l’acétate permettait d’utiliser cette pompe, alors qu’un concentré au bicarbonate contenant aussi du calcium était inutilisable du fait de la formation d’un précipité.

Telle est l’histoire de ma formation : je rends gloire à Dieu d’avoir mis sur mon chemin un maître éclairé qui m’a bien orienté et un savant enthousiaste et généreux qui m’a permis d’acquérir les connaissances indispensables pour transférer à Montpellier les techniques de suppléance rénale.

Rentré dans notre bonne ville en mai 1964, je terminais mon internat en préparant ma thèse dont le sujet fut, sans surprise, « L’acétate de sodium, source de bicarbonate. Son utilisation dans l’épuration extra-rénale ». Je soutenais ma thèse en décembre 1964 et en janvier 1965, je prenais mes fonctions de chef de clinique au Service des Maladies Métaboliques et Endocriniennes (Professeur J. Mirouze) à l’hôpital Saint Eloi.

Je dialysais ma première patiente insuffisante rénale chronique (IRC) le 31 mars 1965 dans le service d’urologie (Clinique Saint Charles) avec le matériel disponible, un «Twin Coil » (dialyseur jetable) des laboratoires Baxter. Cette première patiente, Madame Dardy, commanda à Seattle l’équipement d’hémodialyse mis au point par Scribner et son équipe (canules en silastic et téflon pour créer le shunt artério-veineux nécessaire à la connexion du patient au dialyseur, dialyseur de Kiil et réservoir de dialysat doté d’un système de désinfection). En mai, ce matériel fut livré et mis en place dans le service à Saint Eloi. La patiente ayant fait don à l’hôpital de cet équipement, trois autres patients furent « pris en charge ». Ainsi fut créé le premier centre d’hémodialyse, dont la capacité minime nous contraignait à laisser mourir des patients urémiques terminaux dans le secteur de réanimation voisin !

L’année 1966 vit nos possibilités de prise en charge de nouveaux patients s’accroître légèrement, l’hôpital ayant acheté d’autres dialyseurs ; diverses cuves récupérées ici ou là servaient à préparer le dialysat sans désinfection préalable.

Ce bricolage technique, à quoi s’ajouta l’occupation de mon bureau par un « poste de dialyse », permit de porter à quinze le nombre de patients, dont les séances de dialyse se terminaient souvent par des réactions fébriles dues au dialysat infecté. Ces moyens précaires nous permettaient peu à peu de lutter contre la « sélection des malades » qui tenait compte de l’âge, des maladies associées et du contexte familial pour prendre en charge ou non un nouveau patient.

En parallèle, la dialyse péritonéale par ponction répétée, consistant en une séance de dialyse durant 24 heures chaque semaine, donnait à quelques patients, à partir de mars 1966, un moyen de survie en attente d’une prise en charge plus efficace en hémodialyse. Techniquement, c’était une méthode agressive (ponction péritonéale sous anesthésie locale pour insérer un cathéter en polyéthylène rigide) et contraignante (utilisation de flacons de dialysat d’un litre, deux flacons par échange renouvelés toutes les heures pendant 24h soit par des externes zélés, soit par un membre de la famille !). Même redoutée par les malades, la répétition hebdomadaire de cette technique sauva la vie d’un nombre appréciable de patients. La mort par abandon pur et simple s’éloignait !

En 1967, la situation hospitalière ne s’améliorait guère tandis que les patients affluaient de plus en plus nombreux. Le bouche à oreille diffusait la nouvelle qu’existait un traitement efficace du « coma urémique », connu dans le public comme affection toujours mortelle ; mes rencontres avec les médecins généralistes, auxquels je faisais part de notre expérience, contribuaient à cette augmentation de patients adressés au service. Certains de mes confrères, à Lyon le docteur Guy Laurent et à Marseille le docteur Georges Knebelman, disposant déjà de véritables centres d’hémodialyse, acceptèrent d’accueillir quelques patients pour sauver des vies et alléger notre liste d’attente. Ce fut également cette année- là que la création d’un centre d’hémodialyse au sein de la clinique Clémentville fut envisagée ; ce centre ouvrit ses portes avec sept postes d’hémodialyse en janvier 1968 et fut placé sous la responsabilité du docteur Pierre Florence, aidé de Mademoiselle Jeannette Bouzigues chargée de former l’équipe infirmière.

La demande, cependant, s’accentuait et la certitude qu’il fallait commencer un programme d’hémodialyse à domicile devenait pour moi de plus en plus forte. Mais les esprits étaient loin d’être préparés à cette approche. Comment oublier qu’en mai 1967, j’accueille au service Madame Thérèse Gouze, malade que m’adresse mon collègue Jean-Michel Suc de Toulouse comme candidate potentielle à une tentative de traitement à domicile. Le mari de la patiente est très motivé et a conscience de la qualité de vie qu’apporterait à son épouse cette approche car ils sont de Caunes-Minervois, village éloigné de 90 km ou plus de Toulouse ou de Montpellier. Nous engageons les démarches auprès de la caisse de Mutualité Sociale Agricole pour le financement de ce traitement à domicile. Un refus nous est opposé au prétexte qu’il s’agirait là « d’exercice illégal de la médecine » (sic) ! Notons pour nous consoler que ce couple fut enfin installé à domicile en juillet 1970 après trois ans de dialyse à l’hôpital de Carcassonne où nous avions installé un rein artificiel avec l’aide de l’anesthésiste de l’hôpital. La patiente a été traitée chez elle pendant 40 ans grâce à son mari, M. Raymond Gouze, qui se définissait comme « l’accompagnant » de son épouse (il n’a pas reçu de retraite pour ce travail !).

A cette époque, il faut reconnaître que, présentée par la télévision, la dialyse semblait être une opération de survie précaire avec un appareillage complexe que seuls les néphrologues et leurs équipes d’infirmières pouvaient maîtriser dans des hôpitaux d’avant-garde. La dialyse était d’ailleurs présentée comme une transition en attente de greffe rénale, seule méthode d’avenir aux yeux de maîtres éminents et non comme un traitement fait pour durer, moyen authentique de réinsertion familiale et socio-professionnelle.

L’année 1967 allait enfin ouvrir la porte à l’hémodialyse à domicile dans notre région.

J’étais d’autant plus impatient de commencer que mon ami Guy Laurent avait installé avec succès un de ses patients en Bourgogne, sans opposition de la caisse d’assurance maladie. L’arrivée inattendue d’un patient en coma urémique allait créer les conditions favorables à la mise en œuvre de ce projet !

Le 19 novembre 1967, dans l’après-midi, Robert Béziat, amené de Perpignan sans préavis, est déposé comateux au service dans un état menaçant. L’urgence de l’épuration extra-rénale s’impose et je demande au docteur Jean-Luc Fabre, alors en formation à mes côtés, de mettre en place une dialyse péritonéale ; cela tombe bien, car nous sommes en train de tester un distributeur automatique de liquide de dialyse utilisant pour réservoir des flacons de 3 litres récemment mis sur le marché. Le lendemain matin, voilà notre patient réveillé, conscient, déclinant son identité : Robert Béziat, garde forestier à Bolquère, village proche de Font-Romeu, situé à quelques 1500 mètres d’altitude dans les Pyrénées Orientales et à 4 heures de route de Montpellier. Un fait a frappé le docteur Fabre : les signes de neuropathie sévère qu’il avait noté la veille ont disparu et le malade mobilise librement ses membres inférieurs. Cette observation sera le point de départ de sa thèse de doctorat sur « La Neuropathie Urémique ».

Robert Béziat est un homme de grand bon sens, simple, très chaleureux et d’une confiance absolue envers ceux qui le soignent. Lorsque, quelques jours après sa sortie du coma urémique, je lui propose d’envisager l’hémodialyse à domicile, seule alternative susceptible de lui faire retrouver une vie familiale quasi normale et même de reprendre ses activités professionnelles, sa seule réponse sera : « Parlez-en à M. Patau de Bolquère ». Je n’ai pas tout de suite perçu qu’il s’agissait du maire influent du petit village cerdan. Quelques jours plus tard, Marie Béziat venue enfin rendre visite à son mari (elle a trois enfants à la maison et Bolquère est loin !) m’apprend que M. Patau est le sauveur anonyme de Robert. Quand ce dernier a été hospitalisé à l’hôpital de Perpignan pour y mourir, Patau n’a pas supporté une telle fin. Il avait une profonde amitié pour cet agent très serviable des services forestiers : Robert, qui était dans la commune depuis 1961, rapatrié des forêts de l’Atlas marocain, n’hésitait pas à participer à diverses actions communales et s’était aussi engagé dans le corps des pompiers bénévoles. Très préoccupé par la situation désespérée de son ami, Patau cherche à savoir s’il n’y aurait pas à Montpellier un traitement susceptible de lui donner une chance de survie. Il contacte le docteur M. Roux, professeur de microbiologie à la Faculté de Médecine, qui, de passage à Super Bolquère où il a un appartement, lui signalera que Charles Mion utilise le rein artificiel chez les urémiques chroniques à Montpellier. Sans hésiter, notre maire descend à l’hôpital de Perpignan, embarque l’ami Béziat dans sa voiture et le porte sans délai au service Mirouze.

Le traitement par dialyse péritonéale étant renouvelé chaque semaine, j’explique à Robert ce que sera le traitement par hémodialyse à domicile s’il accepte l’expérience. Le patient se réjouit de cette perspective et insiste à nouveau pour que je rencontre le maire de Bolquère. C’est à Prades qu’aura lieu cette rencontre en février 1968 : j’y suis attendu au Grand Café par M. Patau accompagné de M. Canal, ingénieur de l’Office National des Forêts pour la Cerdagne. Je m’y rends en « 2CV » et réussis à être à l’heure : mes interlocuteurs m’attendent et je me sens tout de suite en confiance. Patau a cette belle allure du paysan de vieille tradition, le visage bronzé sous une casquette vissée sur la tête, les yeux à peine visibles sous des paupières mi-closes ; il doit avoir 65 ans et son accueil chaleureux ne l’empêche pas de garder sur moi pendant mon exposé le regard méfiant du maquignon évaluant le cheval qu’il veut acheter. Grâce à Dieu, je réussis à convaincre : Patau me donne sa confiance et promet de tout mettre en œuvre pour collecter la somme de 60.000 francs pour l’achat du générateur de dialyse de marque Dylade, construit en Angleterre d’après le prototype mis au point à Seattle par Scribner et Babb pour la dialyse à domicile. Canal approuve aussi le projet et promet d’intervenir pour que l’Office des Forêts contribue à cet achat. De retour à Montpellier, je contacte Dylade et passe commande du générateur dont la livraison est promise pour le mois d’août sans possibilité d’avancer la date. Ce délai sera mis à profit pour collecter la somme nécessaire. Patau contacte les maires des villages voisins pour qu’un élan de solidarité se déclenche : des matchs de rugby sont programmés, des lotos organisés. Le Conseil Général des Pyrénées Orientales sera également sollicité, déclenchant l’ire du préfet qui s’indigne de voir installer un rein artificiel à Bolquère alors que l’hôpital de Perpignan n’en est pas encore doté : aucune subvention ne fut donnée, mais un centre de 8 postes ouvrira dans cet établissement en décembre 1969 ! L’Association d’Aide aux Urémiques Chroniques (ARAUC), créée en 1966 par M. Joseph Cordier et ses amis anciens combattants pour aider les patients dialysés à reprendre leur activité professionnelle ou leur apporter une aide en cas de difficulté matérielle, apporta aussi sa contribution. Courant mai, la collecte avait atteint son but, la commande fut confirmée mais la date de livraison ne put être avancée. Béziat continuait son traitement par dialyse péritonéale mais était impatient d’être enfin en hémodialyse : il n’appréciait guère la répétition hebdomadaire des ponctions péritonéales.

En juin 1968, le congrès de l’Association Européenne de Dialyse et de Transplantation (EDTA) se tenait à Dublin. M’y étant rendu, je profitais à mon retour de la proximité de l’Angleterre pour aller visiter un malade du docteur Stanley Shaldon, promoteur passionné de l’hémodialyse à domicile ; ce patient, installé dans sa ferme à une soixantaine de kilomètres de Londres, avait repris son travail et avait accepté de programmer sa dialyse à une heure nous permettant d’assister au début de la séance. Cette visite me montra l’importance d’éduquer le patient lui-même pour le rendre autonome, un point sur lequel insistait Shaldon pour le succès de cette modalité thérapeutique.

Enfin le mois d’août approche. Robert est hospitalisé pour implantation d’un shunt artérioveineux qui sera placé au poignet gauche. Comme garde forestier, le patient était appelé à de longues marches lorsqu’il reprendrait son travail ; c’est la raison pour laquelle nous n’avons pas choisi le site de l’artère tibiale postérieure, ce qui aurait permis au patient d’assurer lui-même les opérations de connexion et déconnexion au dialyseur. C’est ici que nous retrouvons Marie Béziat : la voici promue l’assistante obligée de son époux ! Malgré ses craintes, elle accepte avec simplicité, sans aucune objection, d’assurer cette aide.

J’envisage d’aller sur place éduquer le patient et son épouse de manière à prendre part à la mise en place du générateur et du dialyseur, à m’assurer que les locaux réservés au traitement et au stockage des accessoires (concentré électrolytique, tubulures à sang, etc.) sont adaptés aux besoins et apprécier le comportement du couple Béziat dans le contexte familial avec leurs trois enfants, Jacqueline, 15 ans, Claude, 8 ans et Michel 7 ans.

Le générateur devant être livré début août, nous décidons, ma femme et moi, d’aller passer nos vacances en famille à Bolquère avec nos cinq enfants ; le dernier, Paul n’a pas deux mois : il est né le 26 juin pendant que je visitais le fermier anglais. Je prévois d’éduquer le patient tandis que mon épouse et les enfants pourront découvrir les merveilles de la Cerdagne. Hélas, la livraison de l’appareil est retardée, et la première hémodialyse n’aura lieu que le 19 août 1968 : la chambre réservée au traitement est un peu exigüe, mais on réussit à y installer le générateur et le dialyseur. Le technicien anglais venu pour installer le générateur reste jusqu’à la séance suivante et me donne des indications permettant de remédier à des pannes éventuelles.

La rentrée scolaire approchant, ma famille va rentrer à Montpellier début septembre et M. Mirouze me permet de rester sur place jusqu’à ce que je juge le couple bien formé.

L’éducation se déroule sans incident malgré les emportements occasionnels de Robert ; peu à peu « Mimi » prend de l’assurance et les chamailleries entre époux cessent. Début octobre, j’ai terminé la phase initiale de formation, celle du couple Béziat, mais aussi la mienne. A posteriori, je mesure à quel point cette expérience concrète fut bénéfique pour me permettre de percevoir tous les aspects pratiques de cette méthode, ses risques et leur prévention.

Avant de retourner au service reprendre mes fonctions, je demande au docteur Sévène, médecin de la famille, s’il peut passer chez les Béziat pour lui expliquer les principes du traitement et le rassurer en l’excluant de toute implication technique et lui indiquant les règles diététiques. Avec Robert nous allons à Montlouis pour organiser l’approvisionnement pharmaceutique qui sera régulièrement assuré par M. Mine, pharmacien un peu surpris par le volume des livraisons mensuelles destinées à un seul patient !

Dans un premier temps, il me semble nécessaire de rejoindre Robert et Marie pour sécuriser ces premières séances nocturnes (de 22h à 6h). Trois fois par semaine, je vais dormir à Bolquère : tantôt j’y allais en voiture, une 2CV qui me conduit là-haut en 4 heures, tantôt en train, le petit train catalan assurant la montée de la gare de Perpignan jusqu’à Bolquère. Après quelques semaines, l’ambiance paisible dans laquelle se déroulent les séances me convainc de cesser mes allers et retours et le 19 novembre 1968 mes élèves deviennent vraiment autonomes. Tout va pour le mieux et les fêtes de Noël et de Jour de l’An se déroulent dans la joie familiale.

En mars 1969, un incident banal, la thrombose du shunt artérioveineux, va se compliquer d’un accident susceptible d’arrêter définitivement cette aventure. Le chirurgien a souhaité implanter le nouveau shunt sous anesthésie générale et le malade sort de la salle d’opération… en coma anoxique ! On peut imaginer mon découragement et la détresse de tous ceux qui se sont associés pour faire aboutir cette expérience. Grâce à Dieu, mon interne en « Réa. Mirouze » est alors Bernard Roquefeuil, qui a été en stage au Département d’Anesthésie Réanimation (DAR) au précédent semestre. Il a l’expérience de l’oxygène sous haute pression et va accompagner deux fois par jour au caisson hyperbare notre comateux jusqu’à ce qu’enfin revienne sa conscience (cela prit environ 15 jours). Après ce réveil tant attendu, il fallut quelques séances de dialyse pour que, peu à peu, Robert retrouve la mémoire puis la maîtrise de son traitement. La mort prématurée de B. Roquefeuil il y a une vingtaine d’années, n’effacera jamais de mon coeur le souvenir de son intervention salvatrice, souvenir qui s’associe à une reconnaissance toujours intacte.

Le succès de l’expérience tentée avec les Béziat suscita immédiatement des vocations parmi les quelques patients déjà traités en centre. En 1969, aidé du docteur Roland Issautier, nouveau candidat néphrologue, nous installâmes 10 nouveaux patients. L’éducation se faisait dans un sous-sol de la Clinique Curie, alors centre anticancéreux, mis à notre disposition par le professeur Claude Romieu. L’achat des équipements fut rarement assuré par les patients eux-mêmes, plus souvent financé par des mutuelles ou des collectes locales. Chaque patient gérait son approvisionnement avec son pharmacien, pas toujours content de cet encombrant service. A chaque installation, je rencontrais le médecin de famille pour confirmer que la technique n’était pas de son ressort, lui rappeler la diététique complémentaire liée aux dangers du potassium et laisser les coordonnées téléphoniques permettant de nous joindre en cas d’urgence.

C’est sur les conseils de Dimitri Sokatsch, ancien infirmier chef d’urologie à qui me liait une amitié remontant à mon stage d’externe dans ce service en 1952, que je contactais M. André Vial, comptable spécialisé dans la gestion d’établissements de soins. C’est grâce à ses compétences et à la confiance qu’il avait obtenue auprès du service d’action sanitaire et sociale de la Caisse Régionale d’Assurance Maladie (CRAM) qu’un prix de séance d’hémodialyse à domicile allait être établi. Mademoiselle Lavail et M. Bougette, responsables de ce service, avaient été impressionnés par le potentiel de cette approche thérapeutique permettant au patient de retrouver une vie familiale et socio-professionnelle quasi normale. Comprenant la nécessité de l’achat d’un générateur pour chaque patient, ils permirent de le faire sans recourir aux incertitudes des collectes ou du bon vouloir des mutuelles : ils acceptèrent d’outrepasser les dispositions réglementaires interdisant le remboursement d’emprunts bancaires et suivirent la proposition de M. Vial suggérant d’inclure le leasing d’achat du matériel dans le prix de séance. Cette décision fut d’une importance capitale pour le développement ultérieur du programme de dialyse à domicile.

Une contrainte fut formulée par nos partenaires de la CRAM : il fallait réunir les patients dans un système commun de gestion avec mise en place d’une comptabilité permettant le suivi et le contrôle des dépenses. Pour répondre à cette exigence, je me tournais vers M. Joseph Cordier, président de l’ARAUC. Il accepta que soit créée au sein de son association une « section d’hémodialyse à domicile » qui aurait la charge de gérer le traitement des patients se traitant chez eux.

La création de cette « section » fut une étape décisive dans l’organisation d’un véritable service d’hémodialyse à domicile. L’ensemble des tarifs de séance créa les moyens de rémunérer un médecin, une secrétaire, un comptable et deux techniciens pour l’entretien des générateurs. Des douze patients déjà installés qui étaient auto- gestionnaires de leur traitement, dix acceptèrent d’adhérer à cette nouvelle organisation qui commença à fonctionner en mars 1970 sous l’autorité de Madame Magui Elie. A la fin de l’année, ce furent 25 patients qui étaient pris en charge dans ce cadre.

La rapide croissance de la section d’hémodialyse à domicile inquiéta M. Cordier qui aurait bien souhaité une pause, chose impossible car les candidats ne cessaient d’affluer. Rappelons qu’en 1970, la « sélection » des malades s’imposait encore et que la menace de mort en coma urémique était bien ancrée dans la mémoire collective. Le recrutement était facilité par les visites que rendaient les candidats à l’auto traitement aux patients déjà installés. Il fallut donc convaincre le président de l’ARAUC de la nécessité de créer une nouvelle association au rôle technique exclusif de gestion des traitements. Se détacher des malades dont il avait la charge administrative et qu’il connaissait presque tous, fut une décision douloureuse pour M. Cordier qui accepta cependant ce changement.

Ainsi naquit l’Association pour l’Installation à Domicile des Epurations Rénales (AIDER) qui commença à fonctionner en septembre 1971 sous la présidence du professeur Jacques Mirouze, avec Joseph Cordier, vice-président, Charles Mion, secrétaire général et André Vial, trésorier. Viendrait se joindre à eux M. Van Lède, directeur de la Mutualité Sociale Agricole du Languedoc, qui fut l’ardent défenseur de l’admission de représentants des malades dialysés à domicile au sein de notre conseil.

Tels ont été les débuts de l’Aider qui peu à peu se structura avec la création de divers services (service médical, service technique, pharmacie avec livraison à domicile remplaçant les pharmacies d’officine, service social, service diététique et service comptable) sous la responsabilité d’un directeur administratif. Il serait injuste d’oublier le rôle décisif que les patients ont joué pour le développement de l’hémodialyse à domicile qui fut l’activité principale de l’AIDER jusqu’en 1985. Parmi eux, je voudrais évoquer le trio formé par Marcel Modot, Roger Delphino et Raymond Gouze qui furent les inlassables propagandistes du traitement qui les faisaient vivre. Créateurs du journal « L’Espoir », ils furent aussi les promoteurs d’une association des malades dialysés pour laquelle ils souhaitaient avoir l’accord du docteur Guy Laurent : s’étant rendus dans son centre de Tassin, ils furent touchés par son accueil chaleureux, et revinrent surnommés par lui « Les Trois Mousquetaires », titre amical qui leur convenait bien !

L’AIDER se développait si bien que 225 patients se dialysaient chez eux en 1985. Ce nombre se réduisit peu à peu avec le développement de la transplantation rénale à partir de 1980, mais l’association maintint une bonne activité grâce à la diversification des techniques. A partir de 1974, la dialyse péritonéale à domicile, développée grâce à la mise au point à Montpellier par les établissements Villevieille de la « Capucine », distributeur automatique de liquide de dialyse conditionné en bidons de 10 litres, permit l’usage du cathéter de Tenckhoff en remplacement des ponctions répétées, programme auquel se consacra le docteur Alain Slingeneyer.

Tels sont les souvenirs que réveille en moi la mort de Marie Béziat. Peut-on vraiment en faire une co-fondatrice de l’AIDER ? N’était-elle pas un membre actif du trio fondateur formé avec M. Patau et son époux ? En acceptant d’assister ce dernier dans cette aventure risquée, elle n’a jamais émis la moindre réticence malgré ses craintes bien compréhensibles compte tenu de la distance séparant Bolquère de Montpellier. Face à mes propositions qui relevaient de l’impossible, elle ne s’est jamais dérobée ni plainte. Son adhésion inconditionnelle au service de son mari trouvait sa source dans le désir de le voir retrouver sa place dans sa famille et dans la confiance que leur couple avait mis en moi. Elle découvrit peu à peu les difficultés techniques et apprit à les maîtriser, acceptant avec patience les moments où l’angoisse de Robert lors du branchement et du débranchement s’exprimait par des critiques malvenues.

Je ne voudrais pas que cet hommage soit lu comme une glorification de ma personne : je souhaite qu’il soit reçu comme l’expression de ma reconnaissance à ceux et celles qui, à l’exemple de Marie Béziat, ont accompagné leur conjoint dans leur hémodialyse à domicile. Sans la participation des « accompagnants et accompagnantes », rien n’aurait pu se faire.

Le récit de cette première tentative régionale d’hémodialyse à domicile fait apparaître combien la confiance des divers acteurs entre eux a permis le succès de cette entreprise ! La confiance de M. Mirouze me faisant partir seul à Seattle ne sachant pas parler anglais, ni avoir jamais touché à la dialyse. La confiance de B.H.Scribner en cet obscur médecin français balbutiant à peine quelques mots d’anglais. La confiance de mon épouse me rejoignant avec notre fils François, un an, alors qu’elle en était au septième mois de grossesse. La confiance de Joseph Cordier et de ses associés de l’ARAUC. La vieille amitié de Dimitri qui me fit rencontrer André Vial m’accordant sa confiance bénévole et obtenant la confiance de ses partenaires de la CRAM. Tout cela couronné par cette forte amitié de M. Patau pour Robert Béziat, la confiance que m’accorda le maire de Bolquère et son dévouement sans faille à cette cause risquée, par la confiance totale du patient et la confiance dévouée de « Mimi », discrète et courageuse qui jamais ne douta !

Tous ces concours humains, sans compter ceux que je n‘ai pas pu citer dans ce récit parcellaire, ont permis l’installation de Robert et Marie à domicile donnant à ce couple une vie familiale pendant 10 ans, du 19 novembre 1968, date de la première séance autonome, jusqu’au 5 novembre 1978, jour de la transplantation rénale qui les libéra des contraintes de la dialyse. Durant ces dix années, Robert reprit ses activités de garde-forestier, les trois enfants, Jacqueline, Claude et Michel purent grandir dans une ambiance familiale normale, avoir un parcours scolaire suivi et vivre au grand air de la Cerdagne. Ils sont aujourd’hui les derniers témoins de cette expérience médicale qui occupa une place importante dans la famille pendant une décennie. Malheureusement, alors que le transplant fonctionnait parfaitement, la survenue d’une septicémie tuberculeuse (miliaire pulmonaire, ascite, iléite multifocale avec perforation) devait emporter le patient le 17 novembre 1983.

Ma joie, aujourd’hui, est de savoir que l’esprit qui a animé les acteurs des années 70 et résulté dans la création de l’AIDER, se perpétue chez les médecins, les infirmières et les infirmiers, les aide soignants et l’ensemble des personnels des divers services se mettant à l’écoute du patient, soigné comme une personne dans un contexte familial et socio-professionnel spécifique et non comme un cas clinique parmi d’autres. L’AIDER reste aujourd’hui un établissement majeur dans le traitement des insuffisants rénaux chroniques assurant le soin de 700 patients environ et proposant l’éventail des techniques de dialyse développées au cours des cinquante années écoulées depuis la fondation de l’association : hémodialyse à domicile, hémodialyse en unité d’auto-dialyse, hémodialyse en unité médicalisée sans oublier la dialyse péritonéale automatisée à domicile. Puisse l’AiDER SANTE continuer sa mission dans les années à venir comme partenaire majeur de la dialyse en Languedoc-Roussillon.

Montpellier, le 5 août 2020

Charles Mion